Sherman Alexie | Le vagabond solitaire
The Lone Ranger and Tonto Fistfight in Heaven
Traduit de l'américain par Stéphane Chabrières

 

Comme il faisait trop chaud pour dormir, j’ai marché jusqu’au 7-11 de la Troisième Avenue pour acheter une glace et tenir compagnie au caissier de nuit. Je sais ce que c’est. J’ai travaillé de nuit dans un 7-11 de Seattle et je me suis fait cambrioler plus d’une fois. La dernière fois, ce fumier m’avait enfermé dans le congélateur. Il m’avait même pris mon portefeuille et mes chaussures de basket.
L’employé de l’équipe de nuit du 7-11 de la Troisième Avenue avait la tête de l’emploi. Des cicatrices d’acné, des cheveux mal coupés, un pantalon de travail qui faisait ressortir ses chaussettes blanches et ces chaussures noires bon marché et inconfortables. Ma douleur à la plante des pieds date de l’année où j’étais dans un 7-11 de Seattle.
- Bonjour, il a dit quand je suis entré dans son magasin. Comment allez-vous ?
Je lui ai fait un léger signe de la main tout en me dirigeant vers le congélateur. Il m’a bien regardé afin de pouvoir plus tard me décrire à la police. Je connaissais ce genre de regard. Une de mes ex-petites amies m’avait dit que je la regardais comme ça moi aussi. Elle m’avait quitté peu de temps après. Non, en fait, c’est moi qui l’ai quittée, elle n’y est pour rien. Ca s’est passé comme ça. Quand vous commencez à regarder l’autre comme si c’était un criminel, alors vous ne l’aimez plus. C’est logique.
- Je ne te fais plus confiance, disait-elle. Tu es trop coléreux.
Elle était blanche et je vivais avec elle à Seattle. Certaines nuits, nous nous querellions si violemment que je prenais ma voiture, roulais toute la nuit et ne m’arrêtais que pour mettre de l’essence. En fait, je travaillais à l’épicerie pour rester loin d’elle le plus longtemps possible. Mais c’est comme ça que j’ai tout appris de Seattle, en roulant à travers ses allées et ses ruelles crasseuses.
Mais des fois, je ne savais plus où je me trouvais et je finissais par me perdre. Je roulais pendant des heures, cherchant quelque chose de familier. Une fois, j’ai atterri dans un joli quartier résidentiel et j’ai dû faire peur à quelqu’un, parce que la police est apparue et m’a arrêté.
- Qu’est-ce que vous faites par ici ? a demandé l’agent de police en examinant mon permis de conduire et ma carte d’identité.
-Je me suis perdu.
-Bon, où êtes-vous supposé être ? il m’a demandé. Je connaissais des tas d’endroits où j’aurais voulu être, mais aucun où j’étais supposé être.
-Je me suis disputé avec ma copine, j’ai dit. Je roulais au hasard, pour faire tourner le moteur, vous comprenez ?
-Bon, vous devriez faire davantage attention où vous roulez, a dit l’agent. Vous rendez les gens nerveux. Vous ne correspondez pas au profil du quartier.
Je voulais lui dire que je ne correspondais pas non plus au profil du pays mais je savais que cela m’attirerait des ennuis.
-Je peux vous aider ? a demandé l’employé du 7-11 en élevant la voix, cherchant à savoir si je n’étais pas un cambrioleur armé. Il savait que ma peau foncée et mes longs cheveux noirs étaient dangereux. J’étais potentiellement dangereux.
-Je veux juste une glace, j’ai dit après un long silence. C’était un sale tour que je faisais à ce gars mais il était tard et j’en avais marre. J’ai saisi ma glace et suis revenu lentement vers le comptoir, et j’ai parcouru les rayons pour l’impressionner. Je voulais siffler légèrement et de façon menaçante mais je n’ai jamais su siffler.
-Fait plutôt chaud ce soir, hein ? il a demandé. C’était l’habituelle question rhétorique au sujet du temps censée nous mettre tous les deux à l’aise.
-Assez chaud pour vous rendre dingue, j’ai dit en souriant. Il a ravalé sa salive comme le font les blancs dans ce genre de situation. Je l’ai bien regardé. La même veste de verte, rouge et blanche et les mêmes lunettes épaisses. Mais il n’était pas laid, il n’était simplement pas à sa place et il transpirait la solitude. S’il n’avait pas travaillé dans cet endroit cette nuit-là, il serait resté seul chez lui, à zapper les chaînes de télé et à rêver de pouvoir se payer HBO ou Showtime.
-Ce sera tout ? il a demandé, dans cet effort commercial de me faire faire un achat compulsif. Comme pour ajouter une clause à un traité. « Nous prendrons Washington et l’Oregon et en échange, vous aurez six pins et une Chrysler Cordoba flambant neuve. Je savais comment m’y prendre pour rompre des serments.
-Non, j’ai dit et je suis resté silencieux. « Donnez-moi aussi un Cherry Slushie.»
-Quelle taille, il a demandé, soulagé.
-Un grand, j’ai dit et il m’a tourné le dos pour préparer la boisson. Il s’est rendu compte de son erreur mais il était déjà trop tard. Il s’est raidi, prêt à être abattu d’une balle ou à recevoir un coup de poing derrière l’oreille. Mais comme il ne voyait rien venir, il s’est retourné vers moi.
-Excusez-moi, il a dit. Quelle taille vous avez dit ?
-Un petit, j’ai dit en changeant d’avis.
-Mais je croyais que vous aviez dit un grand.
-Si vous saviez que je voulais un grand, pourquoi vous me reposez la question ? je lui ai demandé en riant. Il m’a regardé, se demandant si j’étais sérieux ou si je plaisantais. Il y avait quelque chose en lui qui me plaisait, même s’il était trois heures du matin et qu’il était blanc.
-Hé, j’ai fait. Laissez tomber le Slushie. Ce que je voudrais savoir, c’est si vous connaissez les paroles du thème tiré de Brady Bunch. Il m’a regardé, d’abord déboussolé, puis il a ri.
-Merde, il a dit. J’espérais que vous n’étiez pas cinglé. Vous m’avez fait peur.
-Bon, je vais devenir cinglé si vous ne connaissez pas les paroles.
Il a ri aux éclats, puis il m’a dit qu’il m’offrait la glace. C’était le gérant de nuit du 24H et ces petites démonstrations de force l’amusaient. Le tout pour 75 cents. Je connaissais tous les prix.
-Merci, je lui ai dit et je suis sorti. J’ai pris mon temps pour rentrer chez moi et j’ai laissé la chaleur faire fondre la glace sur ma main. A trois heures du matin, je pouvais me permettre de retomber en enfance. Il n’y avait personne aux alentours pour m’obliger de grandir.
A Seattle, je cassais les ampoules. Quand nous nous disputions elle et moi, je cassais une ampoule, en la levant en l’air et en la laissant tomber par terre. Au tout début, elle a acheté des ampoules de rechange, de belles et coûteuses ampoules. Mais par la suite, elle les a achetées dans les ventes de charité et les vide-greniers. Puis elle a fini par laisser tomber, et nous nous sommes disputés dans l’obscurité.
-T’es comme ton frère, hurlait-elle. Tout le temps ivre et stupide.
-Mon frère ne boit pas autant.
Elle et moi nous n’essayions jamais de nous faire mal physiquement. Après tout, je l’aimais, et elle m’aimait. Mais ces disputes faisaient aussi mal que des coups de poing. Les mots peuvent être comme ça, vous comprenez. A présent, à chaque fois que je suis impliqué dans des bagarres, je repense à elle mais aussi à Mohammed Ali. Il connaissait la force de ses poings mais plus encore, il connaissait la force de ses paroles. Même s’il n’avait qu’un QI de 80 environ, Ali était un génie. Elle aussi était un génie. Elle savait exactement ce qu’il fallait dire pour me faire le plus de mal.
Mais comprenez-moi bien. Tout au long de cette liaison, c’est moi qui jouais le rôle du bourreau. Ou pour être plus précis, j’avais des peintures de guerre et des flèches acérées. Elle était institutrice dans une maternelle et je la charriais constamment sur ça.
-Hé, l’instit, je demandais, est-ce que tes gosses t’ont appris quelque chose aujourd’hui ?
Et je faisais toujours des rêves de fou. J’en ai toujours fait mais il me semble qu’à Seattle, ils ressemblaient plus souvent à des cauchemars.
Une fois, j’ai rêvé qu’elle était la femme d’un missionnaire et que j’étais un chef de guerre à la gomme. Nous tombions amoureux et nous ne voulions que personne ne le sache. Mais le missionnaire nous surprenait en train de baiser dans la grange et me tirait dessus. Tandis que j’agonisais, ma tribu était mise au courant de la fusillade et attaquait les blancs, dans toute la réserve. Je mourais et mon esprit s’en allait planer au-dessus de la réserve.
Désincarné, je voyais tout ce qui se passait. Des blancs tuaient des indiens et des indiens tuaient des blancs. D’abord, c’était à une petite échelle, cela ne concernait que ma tribu et les quelques blancs qui vivaient là. Mais mon rêve gagnait en ampleur et en intensité. D’autres tribus arrivaient à cheval pour continuer à massacrer les blancs et la cavalerie des Etats-Unis entrait en guerre.
L’image la plus forte de ce rêve est restée ancrée dans mon esprit. Trois soldats montés jouaient au polo avec la tête d’une indienne morte. La première fois que j’ai fait ce rêve, j’ai pensé que ce n’était que le produit de mon tempérament coléreux et de mon imagination. Mais depuis, j’ai lu qu’il y a longtemps dans l’Ouest, des actes tout aussi barbares ont eu lieu. Ce qui est encore plus terrifiant, c’est que de telles atrocités sont commises aujourd’hui dans des pays comme le Salvador.
Tout ce que je sais, c’est que je suis sorti paniqué de ce rêve, que j’ai fait mes valises et que j’ai quitté Seattle au beau milieu de la nuit.
-Je t’aime, elle m’a dit quand je l’ai quittée. Et ne reviens jamais plus.
J’ai roulé toute la nuit, à travers les Cascades, jusqu’aux plaines de Central Washington, et je suis retourné à la réserve indienne de Spokane.
Lorsque j’ai fini la glace que l’employé du 24H m’avait offerte, j’ai levé en l’air le bâtonnet en bois et j’ai poussé un hurlement. Des lumières se sont allumées aux fenêtres et une voiture de police est passée près de moi. J’ai salué les hommes en bleu et ils m’ont rendu mon salut par hasard. Quand je suis rentré chez moi, il faisait encore trop chaud pour dormir ; j’ai ramassé un vieux journal qui traînait par terre et je l’ai lu. Il y avait une autre guerre civile, une autre bombe qui avait sauté et encore un avion qui s’était écrasé et les passagers à bord étaient portés disparus. La criminalité était en hausse dans toutes les villes de plus de 100000 habitants et un fermier de l’Iowa avait abattu son banquier après la vente de ses 1000 hectares.
Un gosse de Spokane avait gagné le concours d’orthographe local en pelant correctement le mot rhinocéros.
Quand je suis revenu à la réserve, ma famille n’a pas été étonnée de me voir. Il savaient que je reviendrais depuis le jour où j’étais parti pour Seattle. Un vieux poète indien a dit que les indiens peuvent habiter en ville mais qu’ils ne peuvent pas y vivre. Ca vaut pour chacun d’entre nous.
La plupart du temps, je regardais la télévision. Pendant des semaines, je passais d’une chaîne à l’autre, cherchant à trouver des réponses dans les rencontres sportives ou dans les sitcoms. Ma mère cerclait de rouge les offres d’emploi et me tendait le journal.
-Qu’est-ce que tu vas faire de ta vie ? demandait-elle.
-Je sais pas, je répondais. Normalement, venant de n’importe quel indien du pays, cela aurait été une réponse valable. Mais moi, j’étais un cas à part, un ancien étudiant universitaire, un gosse intelligent. J’étais un Indien qui était censé réussir et s’élever au-dessus du reste de la réserve comme un putain d’aigle ou quelque chose de ce genre. J’étais une nouvelle espèce de guerrier.
Pendant quelques mois, je n’ai même pas regardé les offres d’emploi que ma mère entourait ; je laissais le journal là où elle l’avait posé. Mais à la longue, je me suis lassé de la télévision et je me suis remis à jouer au basket. J’avais été un bon joueur au lycée, un joueur presque génial, et j’avais joué presque deux ans dans le lycée que je fréquentais. Mais l’alcool et le désespoir avaient trop ruiné ma santé pour que je sois bon à nouveau. Pourtant, j’aimais le contact du ballon dans les mains et des chaussures sur mes pieds.
D’abord je me suis entraîné tout seul à faire des paniers. C’était égoïste de ma part mais je voulais aussi réapprendre à jouer avant de me confronter à qui que ce soit. Etant donné que j’avais été jadis un bon joueur, et humiliais des copains la tribu, je savais qu’ils souhaiteraient prendre leur revanche. Rien à voir avec les cow-boys contre les indiens. La compétition la plus intense dans n’importe quelle réserve, c’est celle qui oppose les Indiens aux Indiens.
Mais le soir où j’étais prêt à jouer vraiment, il y avait ce blanc qui jouait avec tous les Indiens dans le gymnase.
-Qui c’est ? j’ai demandé à Jimmy Seyler.
-C’est le fils du nouvel entraîneur de la BIA.
-Il sait jouer ?
-Oh, oui.
En effet, il savait jouer. Il jouait comme un Indien, avec rapidité et agilité, et mieux que tous les Indiens réunis.
-Ca fait combien de temps qu’il joue ici ? j’ai demandé.
-Depuis pas mal de temps.
J’ai étiré mes muscles et tout le monde me regardait. Tous ces Indiens regardaient l’un de leurs vieux héros poussiéreux. Même si j’avais surtout joué au lycée blanc que je fréquentais, j’étais resté indien, vous comprenez ? J’étais indien quand il le fallait et ce gosse de la BIA méritait d’être battu par un indien, par n’importe quel indien.
J’ai fait mon entrée dans le jeu et j’ai bien joué pendant un moment. Je me sentais bien. J’ai marqué quelques paniers, j’ai attrapé un ou deux ballons au rebond, et j’ai assez bien défendu pour tenir l’autre équipe en échec. Puis, ce gosse blanc est devenu le meneur de jeu. Il était trop fort. Plus tard, il jouerait dans une université de l’est, et réussirait presque à battre l’équipe des Knicks quelques années plus tard. Mais nous ne savions pas que cela arriverait. Nous savions juste qu’il était le meilleur ce jour-là et tous les jours suivants.
Le lendemain matin, je me suis réveillé fatigué et affamé ; j’ai attrapé les offres d’emploi, suis tombé sur un job qui me plaisait et j’ai roulé jusqu ‘à Spokane pour l’avoir. Depuis ce jour-là, je travaille pour le programme d’échanges du lycée, à taper à la machine et à répondre au téléphone. Je me demande parfois si les gens qui sont à l’autre bout du fil savent que je suis indien et si leurs voix seraient différentes s’ils le savaient.
Un jour, j’ai décroché le téléphone. C’était elle qui m’appelait de Seattle.
-C’est ta mère qui m’a donné ton numéro, elle a dit. Ca me fait plaisir que tu travailles .
-Ouais, rien de définitif.
-Tu bois ?
-Non, ça fait presque un an que j’ai arrêté.
-Bien.
La liaison était bonne. J’entendais sa respiration pendant les silences. Comment faut-il parler à quelqu’un de vivant dont le fantôme n’a cessé de vous hanter ? Comment faire la différence entre les deux ?
-Ecoute, j’ai dit. Je suis vraiment désolé.
-Moi aussi.
-Qu’est-ce que nous allons faire ? je lui ai demandé et j’aurais aimé connaître moi-même la réponse.
-Je ne sais pas, elle a dit. Je veux changer le monde.
Aujourd’hui, je vis seul à Spokane. J’aimerais vivre plus près des rivières et des cascades où bondissent les esprits des saumons. J’aimerais pouvoir dormir. Je pose mon journal ou mon livre et j’éteins toutes les lumières. Je me couche tranquillement dans l’obscurité. Il me faudra des heures, des années même, avant de retrouver le sommeil. Cela n’a rien de surprenant ou de décevant.
De toute façon, je sais que tous mes rêves ont une fin.

© 2003 stephane chabrieres