Personne ne le sait Nobody Knows | Sherwood ANDERSON
Traduit de l'américain par Stéphane Chabrières

 

Summer Evening by Edward HopperRegardant attentivement autour de lui, George Willard se leva de son bureau de la rédaction du Winesburg Eagle et sortit précipitamment par la porte de derrière. La nuit était chaude et nuageuse et bien qu'il ne fût pas encore huit heures, la ruelle située derrière le bureau était plongée dans le noir. Quelque part dans l'obscurité, un attelage de chevaux attachés à un poteau trépignait sur le sol brûlant. Un chat surgit d'entre ses jambes et disparut dans la nuit. Le jeune homme était nerveux. Toute la journée il avait vaqué à ses occupations dans un état d'hébétude. Dans la rue il tremblait presque de peur.


Dans l'obscurité, George Willard longeait la ruelle, avançant avec circonspection et prudence. Les portes de derrière des magasins de Winesburg étaient ouvertes et il voyait les hommes assis sous les lampes. Dans la mercerie de Myerbaum, Madame Willy, la femme du tenancier du saloon se tenait au comptoir avec un panier au bras. L'employé Sid Green la servait. Il se penchait par-dessus le comptoir et parlait avec sérieux.


George Willard s'accroupit et bondit à travers le rai de lumière qui passait sous la porte. Il se mit à courir dans le noir. Derrière le saloon de Ed Griffith, le vieux Jerry Bird, l’ivrogne de la ville, était allongé par terre et dormait. Le coureur trébucha sur les jambes étendues du dormeur. Il éclata de rire.


George Willard s’était engagé dans une aventure. Toute la journée, il avait essayé de se décider à conclure cette aventure et maintenant il passait à l'action. Il était resté assis depuis six heures à la rédaction du Winesburg Eagle, essayant de réfléchir.
Il n’avait pris aucune décision. Il avait simplement pris ses jambes à son cou, était passé en vitesse devant Will Henderson qui lisait une épreuve dans l’imprimerie et s’était mis à courir le long de la ruelle.


George Willard allait de rue en rue, en évitant les gens qui passaient. Il traversa et retraversa la route. Quand il passa sous un lampadaire, il couvrit son visage de son chapeau. Il n’osait pas penser. Dans son esprit, il y avait de la peur, mais un nouveau genre de peur. Il avait peur que l’aventure dans laquelle il s’était engagé n’échouât, de perdre courage et de rebrousser chemin.
George Willard trouva Louise Trunnion dans la cuisine de la maison de son père. Elle lavait la vaisselle à la lumière d’une lampe à pétrole. Elle se tenait derrière la porte grillagée dans la petite cuisine semblable à une remise à l’arrière de la maison. George Willard s’arrêta près d’une palissade et essaya de contrôler le tremblement de son corps. Il n’était séparé de l’aventure que par un étroit lopin de pommes de terre. Cinq minutes passèrent avant qu’il se décide à l’appeler. « Louise! Oh, Louise! » s’exclama-t-il. Le cri lui resta en travers de la gorge. Sa voix ne devint qu’un murmure rauque.


Louise Trunnion sortit et traversa le lopin de pommes en tenant le chiffon à vaisselle à la main. «Qu’est-ce qui te dit que je veux sortir avec toi, dit-elle d’un air boudeur. Comment peux-tu en être sûr?»
George Willard ne répondit pas. Tous deux se tenaient en silence dans l’obscurité, chacun d’un côté de la clôture. «Va-t-en, dit -elle. Papa est là. Je te rejoindrai. Attends-moi à la grange des Williams.»


Le jeune journaliste avait reçu une lettre de Louise Trunnion. Elle était arrivée le matin à la rédaction du Winesburg Eagle. La lettre était brève. «Je suis à toi si tu veux de moi,» ça disait. Il trouva ennuyeux qu’elle ait prétendu qu’il n’y avait rien entre eux. «Elle a du culot! Eh bien, bonté divine, elle a du culot,» murmura-t-il tandis qu’il longeait la rue et il passa devant une parcelle de terrain où poussait du maïs. Le maïs lui arrivait à hauteur d’épaule et avait été planté le long du trottoir.


Quand Louise Trunnion sortit par la porte d’entrée, elle portait encore la robe vichy qu’elle avait pour laver la vaisselle. Elle ne portait pas de chapeau. Le jeune homme la voyait tenir la poignée de la porte et parler à quelqu’un à l’intérieur, sans doute son père, Jake Trunnion. Le vieux Jake était à moitié sourd et elle criait. La porte se referma et tout était sombre et silencieux dans la rue transversale. George Willard tremblait plus violemment que jamais.


George et Louise se tenaient dans l’ombre de la grange des Williams, n’osant parler. Elle n’était pas particulièrement avenante et elle avait une tâche noire sur le nez. George pensa qu’elle avait dû se frotter le nez avec son doigt après avoir manipulé des casseroles.


Le jeune homme se mit à rire nerveusement. «Il fait chaud,» dit-il. Il avait envie de la toucher avec sa main. « Je ne suis pas très courageux, se dit-il. Le simple fait de toucher les plis de sa robe vichy tâchée lui procurerait, il en était sûr, un plaisir intense. Elle se mit à faire des histoires. «Tu crois que tu es mieux que moi. Ne me dis rien, je crois savoir,» dit-elle en se rapprochant de lui.
Un flot de paroles jaillit de la bouche de George Willard. Il se souvenait du regard que la jeune fille lui avait lancé quand ils s’étaient rencontrés dans la rue et pensait à la lettre qu’elle lui avait écrite. Le doute le quitta. Les rumeurs qui circulaient en ville la concernant lui donnaient confiance. Il devint un vrai mâle, téméraire et agressif. Au fond de son cœur, il n’éprouvait aucune compassion pour elle. «Ah, allez, tout ira bien. Personne n’en saura rien. Comment le sauraient-ils?» insista-t-il.


Ils se mirent à marcher le long d’un étroit trottoir en brique entre les fissures duquel poussaient des herbes hautes. Il manquait des briques et le trottoir était rugueux et irrégulier. Il lui prit la main qui était également rugueuse et la trouva délicieusement petite. «Je ne peux pas m’éloigner,» dit-elle et sa voix était calme, imperturbable.


Ils traversèrent un pont qui enjambait une petite rivière et passèrent devant un autre champ de maïs. La rue se terminait. Sur le sentier au bord de la route, ils furent obligés de marcher l’un derrière l’autre. Le champ de fraises de Will Overto jouxtait la route et il y avait un tas de planches. «Will va construire un abri pour stocker les cageots de fraises,» dit George et ils s’assirent sur les planches.


Quand George Willard revint dans la rue principale, il était dix heures passées et il s’était mis à pleuvoir. Trois fois il remonta et descendit toute la rue principale. Le drugstore de Sylvester West était encore ouvert et il entra acheter un cigare. Quand l’employé Shorty Crandall sortit à la porte avec lui, cela lui fit plaisir. Durant cinq minutes, ils restèrent à l’abri de l’auvent du magasin et discutèrent. George Willard était satisfait. Il avait désiré plus que tout parler à un autre homme. Au coin de la rue, vers la New Willard House, il se mit à siffloter.


Sur le trottoir de la mercerie de Winney où il y avait une grande pancarte couverte d’affiches de cirque, il s’arrêta de siffler et resta parfaitement immobile, attentif, écoutant comme si une voix appelait son nom. Puis il rit nerveusement. «Elle n’a rien à me reprocher. Personne ne le sait.», murmura-t-il avec détermination et il poursuivit son chemin.

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@ 2003 stephane chabrieres