Stig Dagerman ou l'innocence
préservée
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Dans une courte nouvelle d'inspiration
autobiographique, Stig Dagerman rêvait d'un lieu où les
hommes pouvaient "vivre à la fois une vie hors nature et mourir
de mort naturelle". Une existence accomplie, engagée, créatrice,
libératrice, en sorte. Il y avait tant de choses à faire
pour ce jeune écrivain anarchiste, ce "politicien de l'impossible",
comme il se définissait lui-même. Davantage idéaliste
qu'activiste, Dagerman voulait mettre un peu de justice et d'équilibre
dans ce bas monde, lui qui rendait l'Etat responsable de la névrose
du peuple et qui attribuait à l'écrivain "le rôle
modeste du ver de terre dans l'humus culturel." Cette vie extraordinaire,
au sens où il l'entendait, porteuse de lumière et d'espoir,
cet enfant prodige des lettres suédoises ne l'a guère
connue de son vivant. La mort naturelle, non plus, du reste, puisque
Dagerman se suicida dans son garage, au volant de sa voiture, asphyxié
par les gaz d'échappement, à l'âge de trente et
un ans.
Pareil à ces jeunes fous qui ont
brûlé rapidement leur vie (Kleist, Rimbaud, Sa-Carneiro...)
sa production littéraire fut d'une incroyable fécondité.
A 22 ans, il écrit son premier roman, Le Serpent. Suivront
trois autres (L'Ile des condamnés, L'Enfant brûlé
et Ennuis de noce), un recueil de nouvelles, des pièces
de théâtre1, des scénarios
de films, des poèmes satiriques, des reportages, et une kyrielle
d'articles, de critiques, le tout entre 1945 et 1949.
On a souvent rangé Dagerman parmi
les écrivains maudits. A tort : il jouissait d'une grande popularité,
son éditeur lui assurait de généreuses avances
sur recettes, son oeuvre était même lue à la radio.
A l'image de Camus ou de Sartre en France, Dagerman était la
conscience de toute une génération. Porte-parole des idées
existentialistes, il incarnait cette jeunesse de l'après-guerre,
arrogante, lucide, révoltée parce que rejetée du
grand théâtre où s'était faite l'histoire,
en quête d'un vaste idéal de fraternité. Malgré
son incurable timidité (il prit des cours de danse pour la vaincre),
Dagerman était la représentation de l'homme nouveau :
il aimait les belles voitures, adorait le cinéma (particulièrement
Fritz Lang), les voyages en bateau, ainsi que le football, le jeu à
la roulette... Difficile ne pas voir dans ces symboles d'évasion,
une recherche de la transcendance, de l'intensité dramatique
que le travail artistique ou l'idéalisme révolutionnaire
(à ses débuts) lui procurait. Déjà, adolescent,
il aimait respirer l'air des grands départs, à la gare
centrale de Stockholm, en rêvant qu'il avait, dans la poche, un
billet pour la Chine.
En 1949, dans une lettre qu'il envoie
au directeur du théâtre d'Hambourg, Dagerman se présente
ainsi : "Le thème
central de mon oeuvre est l'angoisse de l'homme moderne face à
une conception du monde qui s'écroule (...)
et je crois qu'une des possibilités de salut consiste à
ne pas se laisser vaincre par son angoisse, ni à fuir devant
soi-même, mais à affronter le danger les yeux ouverts."
Regarder le chaos en face, quitte à se brûler la rétine...
La jeunesse suédoise voyait en ce jeune
écrivain-journaliste, à la plume fiévreuse et insolente, un quêteur
de vérité -les possibles conditions et en même temps les limites
de ce que devait être un engagement politique et éthique. Pourtant cet
homme, au faîte de la gloire, est un être pur, fébrile et exalté à la
fois, sans grande assurance, rongé par une vie que la psychanalyse chérit
: une mère qui l'abandonne à la naissance, une enfance paysanne à la
ferme des grands-parents, un grand-père -qu'il respectait tant- assassiné
par un illuminé, une adolescence grise (il dormait dans la cuisine)
entouré de son père et de sa belle-mère à laquelle il ne parlait pas;
un ami, emporté par une avalanche, un mariage à l'âge de 20 ans avec
la fille d'un anarchiste allemand qui a lutté contre Franco, un remariage
à 27 avec l'actrice Anita Björk...
Sa propre existence était une source
inépuisable d'images et de symboles pour son inspiration. Et c'est avec
une précision violente et poétique que ses livres rendront compte de
ce désordre intérieur.
Le thème de l'angoisse -auquel répondent
et s'alimentent ceux de la peur, de la solitude, de la culpabilité,
de la mort-, Dagerman en a fait son moteur exclusif pour nourrir sa
fibre créatrice.
La rencontre de Kafka en 1945 (comme
celle de Faulkner ou Hermann Hesse) sera déterminante. Il y découvre
certes son double, mais également le trouble, face à ses
convictions. L'engagement politique est-il vraiment la réponse
au problème de l'existence? Y a-t-il du reste une réponse?
Pour Dagerman, la littérature est alors un refuge -le silence
face au monde- où la quête rédemptrice est possible:
"Puisque je doute toujours de moi-même, de l'originalité
de mon talent, de la légitimité de mes opinions, je suis
constamment obligé de chercher une confirmation ailleurs..."
Cette recherche de la vérité - supporter l'idée
que cette vie est vide" -, corroborée par cette incapacité
à concilier sa conscience sociale à celle d'écrivain,
prendra la forme d'un duel sans merci que l'écrivain mènera
jusqu'à sa mort. seulement nous avions une lumière
pour nous y cacher, écrit-il dans une lettre en 1954.
Rendons hommage à Georges Ueberschlag. Sa biographie de Dagerman -la première qui paraît en France2- est d'une parfaite honnêteté. Elle s'attache, chronologiquement, à expliquer l'évolution de cette personnalité si complexe, illustrée par l'écho poétique que son oeuvre renvoie (à ce sujet, on regrettera, malgré tout, les traductions de Philippe Bouquet et de C.G. Bjurström...). Une belle invite à relire ce "vaincu de la vie" pour qui et pour toujours "notre besoin de consolation est impossible à rassasier". 1
A l'occasion des Boréales de Normandie, les Presses universitaires
de Caen viennent de publier L'Ombre de Mart (1948). Dagerman
y développe le thème de la culpabilité à
travers la relation mère-fils (142 pages, 65 FF). Stig Dagerman ou l'innocence
Philippe Savary
© Le Matricule des Anges et les
rédacteurs
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